D’une manière générale, la prise en compte de la fiscalité directe dans la réparation du préjudice est peu abordée, voire considérée comme un non sujet. Est-ce bien justifié ? En effet, classiquement, le préjudice économique est analysé comme l’addition des pertes subies et des gains manqués. L’addition de ces deux éléments, éventuellement probabilisés dans le cas d’une perte de chance, donne la mesure de l’indemnité due. Ceci résulte de la définition de l’article 1231-2 du Code civil qui dispose que « les dommages-intérêts dus au créancier sont en général, de la perte qu’il a faite et du gain dont il a été privé…. ». Les mêmes règles s’appliquent en matière de responsabilité délictuelle. Or, il est vrai que le plus souvent, l’indemnité versée par le responsable à l’entreprise victime sera soumise à l’impôt sur les sociétés, mais tout comme les pertes subies ont pu être déduites et tout comme les gains manqués auraient été soumis à l’impôt. Le principe fiscal est qu’une indemnité est taxable lorsque le préjudice qu’elle vise à compenser est lui-même taxable (CE, Plèn. 12 mars 1982, n° 17074). Ainsi une indemnité ayant pour objet de compenser une perte de recettes est-elle imposable dès lors que ces recettes auraient elles-mêmes été assujetties à l’impôt si l’entreprise victime les avait perçues. Ainsi, si l’on fait abstraction des décalages dans le temps et des éventuelles évolutions du taux d’imposition, la symétrie est naturellement assurée entre le traitement fiscal de l’indemnité reçue et celui des éléments pris en compte pour son calcul. Aussi, dans les calculs de préjudice réalisés, l’expert comme le juge négligent l’impact fiscal car considéré nul (i.e. lorsque l’indemnité et le préjudice qu’elle compense sont tous deux taxables) ou inexistant (i.e. lorsque ni l’indemnité, ni le préjudice qu’elle compense ne sont taxables). Cependant, dans certains cas de figure, on peut s’interroger sur la distorsion que peut entraîner la non prise en compte de la fiscalité et de sa compatibilité avec le principe de compensation intégrale du préjudice. Le principe général consacré par les textes et la jurisprudence pour le calcul de l’indemnité est de compenser de manière intégrale le préjudice, en remettant la victime dans une situation identique à ce qu’elle aurait dû être en l’absence de préjudice. « Le principe de la responsabilité civile est de rétablir aussi exactement que possible l’équilibre détruit par le dommage et de replacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable ne s’était pas produit » (Cass. Civ. 2ème 28 octobre 1954.J.C.P 1955 II 8765). Dans une économie où les actifs des entreprises se développent davantage dans l’immatériel que dans le matériel, il n’est plus rare qu’une part du préjudice consiste en une perte de valeur d’actifs immatériels (fonds de commerce, marque). Quand ces actifs n’ont pas été acquis mais créés par l’entreprise victime, ils ne se trouvent pas reflétés pour des raisons de pure technique comptable à l’actif de son bilan. La perte de valeur de ces actifs n’en demeure pas moins économiquement bien réelle. La jurisprudence reconnaît que cette perte de valeur doit être indemnisée. Mais la prise en compte du fait que cette indemnité risque d’être elle-même taxable ne semble pas parfaitement admise au risque de ne pas respecter la règle de la réparation intégrale du préjudice. L’indemnité compensant la perte totale d’un élément d’actif – perte qui est fiscalement assimilée à une cession – est taxable selon le régime des plus-values de cession d’actifs immobilisés (Cf. notamment CE 8 octobre 2010, n° 318832). A cet égard, le fait que l’actif ait, ou non, été comptabilisé au bilan de l’entreprise victime ne parait pas avoir d’incidence sur le traitement fiscal de cette indemnité. Lorsque l’indemnité vient compenser la perte de valeur d’un actif non comptabilisé au bilan – l’actif ne disparaissant pas, ni ne tombant en non-valeur – et malgré l’absence de jurisprudence précise sur ce point, il est plus que vraisemblable que le fisc, en application de l’article 38-2 du CGI, en demanderait la taxation car l’indemnité aurait pour effet d’accroitre l’actif net de la société qui la perçoit. Dans ce dernier cas, force est de constater que l’indemnité aurait pour effet de cristalliser une fraction de la valeur de l’actif et de rendre taxable une valeur dont, en l’absence de préjudice, le caractère latent ne donnait pas lieu à imposition. Cependant, il semble que la jurisprudence civile ne reconnaisse pas que l’impôt puisse constituer en soi un élément du préjudice. Un certain nombre de décisions de cassation statuent a priori en ce sens. La cour suprême pose semble-t-il en principe que « l’assujettissement à l’impôt d’une indemnité de cessation de contrat ne constitue pas un préjudice réparable. » (Cass.Com.15 septembre 2009 n° 08- 16696). De même, l’on trouve de manière récurrente la formulation suivante « les dispositions fiscales frappant les revenus sont sans incidence sur les obligations des personnes responsables de dommages et intérêts et le calcul de l’indemnisation des victimes » (Cass. 2ème civ. 17 septembre 2009 n° 08-19363). Reste qu’on peut s’interroger sur l’extension possible de ce principe à l’indemnisation des pertes de valeur d’actifs non comptabilisés. En effet, les décisions évoquées plus haut sont rendues dans des contextes d’indemnité compensatrice de fin de contrat d’agent commercial ou de compensation de pertes de revenus. Dans une affaire d’indemnité pour pertes de commissions, la Cour d’Appel de Paris (11 décembre 2014 n° 13/07467) explicite les motifs de la non prise en compte de l’effet fiscal en indiquant que « l’indemnité compensatrice correspond à des commissions que l’intéressé aurait pu continuer à percevoir » et donc auraient été soumises à impôt. En conséquence, il nous semble que la jurisprudence existante sur la non prise en considération de la taxation de l’indemnité accordée n’est pas aussi pertinente qu’il y paraît et que l’effet fiscal doit être négligé si, et seulement si, une symétrie fiscale existe entre le traitement fiscal de l’indemnité perçue et celui des pertes subies ou des gains manqués. Si tel n’était pas le cas la règle fondamentale de réparation intégrale serait violée. Dès lors dans les cas particuliers où il s’agit d’indemniser la perte de valeur d’une marque ou d’un fonds de commerce ne donnant pas lieu à déduction fiscale, l’imposition de l’indemnité nous semble devoir être aussi neutralisée dans le calcul même de celle-ci pour aboutir à une réparation intégrale du préjudice. D’ailleurs, dans le domaine moins complexe de la TVA, il est de jurisprudence constante que la situation spécifique du contribuable indemnisé doit être prise en compte pour décider d’inclure on non de la TVA dans le chiffrage de l’indemnité (Cass. Com.18 juin 1991 n°89-16967).
top of page
bottom of page